Lettre à Kodjovi Tessi de Jürg von Ins, Anthropologue

 

Cher Kodjovi,

 

Ainsi te voici résident du Village des Arts de Dakar depuis maintenant six mois. J’ai fait ta connaissance au printemps, à l’occasion de la Biennale de Dakar. Tu étais heureux d’avoir échappé à l’ambiance provinciale de Lomé et à la suffocation de ton entourage. La métropole artistique qu’est Dakar était une promesse et tu te réjouissais déjà des partages et échanges avec les nombreux artistes du Village. Un incroyable phase de créativité a débuté, laissant libre cours à un souffle nouveau. Délivré de l’influence de ton milieu, tu t’es lancé avec encore plus de hardiesse dans ton dialogue avec ta tradition.

 

Ton oeuvre plastique emprunte des éléments structurels allant de l’étrier de poulie jusqu’à la statue pilon anthropomorphe. Tes sculptures montrent des êtres couturés de cicatrices d’initiation, des masques et des dieux dans une lumière neuve, taillés selon la tradition dans du bois dur mais cependant entravés par l’empreinte de l’âge du fer. Et où les chaînes de l’un sont brisées, chez d’autres elles sont depuis longtemps déjà fondues dans le corps, attestant que la liberté ne se gagne pas dans la révolte par la violence. Les éléments en fer, dis-tu, sont les esprits. Nous restons toujours liés, reliés, interconnectés par les causalités les plus fortes. Et l’art nous ouvre les yeux.

 

Tes tableaux – une série de collages grands formats, techniques mixtes, reliefs et assemblages – adoptent une autre ligne traditionnelle, celle de l’ornement irrégulier qui, à travers les textiles Bogolan du Mali, les tressages brodés des Kuba du Congo, et les peintures murales des Ndebele d’Afrique du sud a été mondialement reconnue comme symbole de l’esthétique africaine. Tu engages un conciliabule avec le passé pour créer l’actualité: ceci avant tout dans un enchevêtrement de motifs complexes que tu exprimes avec la conviction de celui qui les a subis, car cette communication recherchée avec les artistes du Village de Dakar a échoué. Plus tes œuvres gagnaient en force, plus ils se sont mis sur la défensive et t’ont rejeté.

Tu dis que tu as épousé ton matériau. Tes créations m’obsèdent, je ne peux leur échapper, elles me possèdent. Une œuvre d’art, dis-tu, est un objet avec une âme.

 

Ta quête remonte loin, par-delà l’époque des grands vols d’art africain commis par les colonialistes. Autrefois, les statues se dressaient dans les palais, les temples et les sanctuaires et personne ne mettait en doute leur « atma ». Mais ces lieux furent âprement pillés, les œuvres collectées embarquées et distribuées dans les musées ethnographiques européens et nord-américains. « Les statues meurent aussi »  ont intitulé Chris Marker et Alain Resnais le documentaire sur ce qu'on appelait à l'époque l’art nègre en vogue en Europe dans les années 1910-1920, film commandé par le magazine français « Présence Africaine » en 1951. « Les statues meurent aussi » a longtemps été montré sous sa forme censurée et ce n’est qu’en 1968 qu’il fut projeté dans sa version originale. L’introduction dit :

 

« Quand les hommes sont morts, ils entrent dans l'histoire. Quand les statues sont mortes, elles entrent dans l'art. Cette botanique de la mort, c'est ce que nous appelons la culture. »

 

Cher Kodjovi, tu te réfères à cette époque et éveilles les statues à la vie. Mais elles portent toujours en elles les signes de la mort, elles cherchent encore leurs temples et leurs palais. Elles n’ont pas trouvé leur place.

 

La connaissance de ce « meurt et devient » de la statuaire africaine doit aujourd’hui se glisser dans les débats sur la restitution à leur pays d’origine des œuvres d’art africaines enfouies dans les musées. Car elles ne sont devenues des objets d’art – arrachées généralement à leur contexte rituel - qu’en Occident. Maintenant, diverses institutions envisagent une restitution à condition que les pays concernés par ces retours construisent à leur tour des musées pour les abriter.

Peut-être devrions-nous, en lieu et place, édifier un sanctuaire pour tes sculptures, ainsi que pour celles qui reviennent.

 

Chaleureusement

Jürg

 

Dakar, novembre 2018